Début novembre je me suis entretenue avec Fanny Bugnon, une des invitées du festival de littérature féministe Dangereuses Lectrices, aux Ateliers du Vent à Rennes. L'occasion de revenir sur sa conférence « Des femmes et des balais : les sorcières dans l'histoire, des procès au symbole féministe » et de partager son regard critique d'historienne sur la question.
Fanny Bugnon est maîtresse de conférences en Histoire contemporaine et Etudes sur le genre à l'Université Rennes 2. Elle est notamment l'autrice de l'ouvrage Les « amazones de la terreur », sur la violence politique des femmes, de la Fraction armée rouge à Action directe, paru en 2015 aux éditions Payot, adapté de sa thèse soutenue en 2011 (et présenté dans cette émission des Détricoteuses sur Mediapart), ainsi que la commissaire scientifique de l'exposition « Présumées coupables » qui s'est tenue du 30 novembre 2016 au 27 mars 2017 aux Archives nationales à Paris. Cette exposition mettait en scène cinq grandes figures de femmes dans l'histoire judiciaire française : la sorcière, l'empoisonneuse, l'infanticide, la pétroleuse et la traîtresse (personnifiée par les femmes tondues lors de la Libération).
La sorcière est une « figure matricielle » des femmes criminalisées, également analysée dans l'essai de Mona Chollet Sorcières, la puissance invaincue des femmes, publié aux éditions Zones le 14 septembre 2018. Le succès de ce livre fut un « point de départ » pour la réflexion historique de Fanny Bugnon proposée à travers la conférence donnée pour le festival Dangereuses Lectrices. Son regard à la fois d'historienne et de féministe offre une critique documentée et nuancée sur la question, loin du discours romantisé sur la sorcière. Elle rappelle que bien que 70% des personnes accusées de sorcellerie soient des femmes « en dehors du marché matrimonial », jugées par essence de « peu de foi » par les tribunaux ecclésiastiques exclusivement masculins et empreints d'une misogynie biblique, il y a aussi eu des hommes envoyés au bûcher, ainsi que des enfants, comme « ennemi·es de la chrétienté », et que les femmes dénoncées l'étaient souvent par d'autres car « la sororité n'existe pas en soi ». (Anecdote personnelle à ce sujet : j'ai eu une arrière-grand-mère extrêmement catholique qui accusait une femme de son village d'être « la sorcière », faisant mourir les vaches en passant près d'elles, car elle la trouvait trop déviante selon sa grille de lecture de la société. C'était dans la campagne vendéenne il y a une soixantaine d'années.)
Elle met en garde contre « les emballements et les effets de mode » qui nuisent à la connaissance féministe et dépolitisent les sujets importants comme celui de l'écoféminisme, d'autant plus que nous sommes à une période de bascule intéressante, avec à la fois des discours masculinistes bien imprégnés dans les esprits (« la domination masculine a la peau dure, très très dure ») mais aussi des questionnements féministes que la société ne peut plus ignorer. « La connaissance de l'histoire des femmes, et de l'histoire du féminisme et de l'antiféminisme, c'est une ressource intellectuelle pour les femmes mais aussi une ressource politique. »
Des références abordées lors de cette discussion et pour aller plus loin :
• la page personnelle de Fanny Bugnon avec son CV, ses activités de recherches et d'enseignement, publications et autres travaux
• les travaux de la professeure associée d'histoire à l'Université de Lausanne Martine Ostorero
• Le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum, numérisé sur Gallica), traité de théologie rédigé par l'inquisiteur dominicain Henri Institoris avec Jacques Sprenger, publié vers 1486 à Strasbourg. Il codifie la chasse aux sorcières, de leurs pratiques supposées (rituelles, sexuelles) aux procédures de torture (« question ») pour les faire avouer (comme la recherche de la « marque du diable » sur le corps dénudé, rasé et piqué) jusqu'à leur exécution sur le bûcher (brûlées vives ou tuées avant si bénéficiant du retentum).
• Alain Brossat, Les tondues, le carnaval moche, éditions Manya, 1993
• Andrea Dworkin, Les femmes de droite, éditions du Remue-ménage, 2012, initialement publié en anglais en 1983 chez Perigee Books (résumé par Valérie Rey-Robert)
• Jules Michelet, La sorcière, 1862, essai librement adapté par le réalisateur japonais Eiichi Yamamoto en 1973 sous le nom de La Belladone de la tristesse
• Mario Bava, Le masque du démon, 1960, film d'horreur italien
• Wolfgang Reitherman, Merlin l'Enchanteur, 1963, Walt Disney Pictures, avec le personnage de Madame Mim qui aime « semer le macabre et la terreur » et être « laide à faire peur »
• la série américaine « Ma sorcière bien aimée », créée par Sol Saks et diffusée sur ABC du 17 septembre 1964 au 25 mars 1972 (huit saisons)
• la revue féministe « Sorcières) », créée par Xavière Gauthier à Paris, 24 numéros parus entre 1976 et 1981
• Camille Ducellier, Sorcières mes sœurs, 2010, film expérimental
• Françoise D'Eaubonne, Le sexocide des sorcières, 1999. Son ouvrage Le féminisme ou la mort, réflexion majeure sur l'écoféminisme initialement publiée en 1974 aux éditions Pierre Horay, sera réédité par les éditions Le passager clandestin en mars 2020.
• Silvia Federici, Caliban et la sorcière, éditions Autonomedia, 2004
• des WITCH Bloc ont lancé des sorts contre Donald Trump et Emmanuel Macron: article de Mona Chollet pour Le Monde Diplomatique, octobre 2018
• les kits Sephora de sorcellerie et autres récupérations capitalistes : « La sorcière est-elle (vraiment) une figure féministe ? » par Ariel Bonte, RTL Girls, publié le 27 octobre 2018
• réflexion d'une sorcière autour de l'appropriation culturelle et du pillage des terres : Karlota Alevosia, « De l'importance du territoire »
• Nora Bouazzouni, « Comment l'impératif écologique aliène les femmes », publié sur Slate le 22 août 2019. Elle est aussi l'autrice de l'essai Faiminisme paru aux éditions Nouriturfu en 2017.
• Elisabeth Badinter, Le conflit : la femme et la mère, éditions Flammarion, 2010
• le tweet sexiste de Bernard Pivot au sujet du physique de Greta Thunberg et les « petites Suédoises […] moins coincées que les petites Françaises », publié le 25 septembre 2019
• la série documentaire de Clémence Allezard « Sortir les lesbiennes du placard », réalisée par Somany Na pour France Culture, et en particulier les épisodes « Face à un féminisme hétéro » abordant la lesbophobie au sein des militantes féministes et « Une terre à soi » sur des groupes autonomes écoféministes
• les épisodes « Ecoféminisme : défendre nos territoires » et « Ecoféminisme : retrouver la terre » de l'émission « Un podcast à soi » de Charlotte Bienaimé chez Arte Radio
Merci à Studio Dilettante et en particulier Fanny Ozeray de m'avoir accompagné sur ce projet ainsi que Hadrien Bibard (et B. pour le précieux coup de main). Vous pouvez me retrouver sur Twitter ainsi que sur Instagram et me soutenir sur Tipeee, et Studio Dilettante sur Twitter et Tipeee pour le coup de pouce financier.
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